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  • Roseline Pendule

Tour du monde de Jeanne Barret #3


À l’entrée du dortoir, hors de vue des occupants, un homme vêtu de l’habit des officiers écoutait d’une oreille complice les jacasseries des marins. La traversée promettait quelques bonnes farces dont il se réjouissait d’avance. Il faut dire que depuis les premières minutes à bord, son hostilité envers les deux étrangers croissait sans cesse.


Quelle idée aussi d’embarquer ce Commerson incapable de tenir debout ! Ah, il était dans un fier état, le recommandé de Sa Majesté ! Rien que d’y penser, la rage serrait la gorge de Vivès. Ce dernier avait pourtant tout fait pour prouver son dévouement. Il travaillait auprès de Bougainville depuis des années. Jamais il n’avait failli à sa mission de chirurgien soignant et sauvant les blessés, jamais il n'avait rechigné devant l’ampleur du devoir.


Quand il avait appris les projets d’exploration du chercheur, il s’était approprié toutes les connaissances disponibles sur les espèces botaniques durant d’interminables heures. Et voilà qu’on en embauchait un autre à sa place, lui laissant la seule fonction de médecin de navire pour veiller sur ces sacs à rhum de matelots crasseux !


Sa fureur se contenait à présent difficilement. Sans parler de ce secrétaire de pacotille. À coup sûr, malingre comme ça, le Jean ne tarderait pas à tourner de l’œil lui aussi. Taiseux comme pas deux, il ne savait que chuchoter auprès de son maître. Cet étrange comportement n’échappait pas au chirurgien qui ne manquerait pas une occasion d’extérioriser sa rancœur.


D'ailleurs, Vivès s’était déjà attardé à détailler le serviteur des pieds à la tête et se demandait ce que dissimulaient ses larges frusques. Le personnage manquait de taille alors que le tour de hanches, trop imposant, déformait son pantalon. Si une femme se cachait là-dessous, le chirurgien ne tarderait pas à le savoir et les conséquences pour l’usurpateur de poste seraient immédiates.


Motivé par ses encourageantes pensées, Vivès pénétra dans la salle des marins où Jean s’affairait, courbé au-dessus de Commerson, sous les yeux suspicieux des hommes d’équipage :

— Alors, comment se porte le bon docteur aujourd’hui ? lança-t-il de sa voix experte.

— Mieux, je vous remercie, lui répondit Philibert en se redressant de sa couchette. Je m’habitue enfin au roulis.

— Tant mieux, tant mieux… Peut-être qu’une sortie sur le pont vous ferait le plus grand bien après tout ce temps passé à l’intérieur. Le vent souffle assez fort, ça vous réveillera.

— Bonne idée, cher confrère, sourit le convalescent qui se tourna vers Jean afin de se préparer à monter voir la mer.

Confrère ! Et puis quoi, encore ! Pour qui se prenait-il, ce Commerson !

Rongeant son frein, Vivès attendit que le valet accompagne son maître vers les marches menant au pont avant de cracher son venin :

— Quel drôle de duo tout de même !

Il n’en fallut pas davantage pour raviver les langues des hommes :

— Oh oui ! Le docteur n’a pas sa place sur ce navire et son valet n’en parlons pas ! M’est avis qu’ils ne feront que nous causer du tracas ! dit l’un.

— Un valet, tu causes ! Une chiffe molle oui ! Vous avez vu ses mains ? On dirait celles d’une demoiselle !

Puis ce fut à celui qui lâcherait la plus vicieuse insulte. Emballé par l’ambiance échaudée du dortoir, Vivès fit mine de s’intéresser à l’ancienne blessure d’un matelot unijambiste et s’assit à ses côtés :

— Ne le répète pas, camarade, mais honnêtement, je me demande si ce Bonnefoy est bien celui qu’il prétend. Imagine ce que penserait le commandant si une femme s’était introduite dans son équipage au service du roi. Toute la flotte en subirait les conséquences et notre réputation sur les océans…


Le mal que venait de semer le chirurgien se contenta de ces quelques paroles pour infester le bateau de fond en comble. Les jours suivants, où que l’on se rende à bord de l’Étoile, on entendait les murmures colporteurs des matelots se transmettant les mots de Vivès auxquels ils n’omettaient pas quelques ajouts de leur propre cru.


Chesnard de La Giraudais ne tarda pas à saisir l’agitation insidieuse envahissant son navire. Mais il règlerait cette question plus tard. Pour l’heure, toute son attention se concentrait sur les vents à chaque minute plus puissants et sur le ciel noir que percevait sa longue-vue…

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