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Roseline Pendule

Jeanne Barret et Bougainville #10


Philibert parut sceptique à l’écoute des propos de son valet. Il était persuadé que les domestiques du palais, insatisfaits de leur sort pour une quelconque raison, voyaient en Jean l’occasion de jouer un vilain tour à leur maître. Cependant, désireux d’écarter tout risque, le docteur aborda le sujet avec Monsieur de Bougainville qu’il invita à la prudence puisque des rumeurs similaires circulaient parmi les différents navires installés dans la baie.


Contrairement au médecin, Bougainville, l’ancien mousquetaire noir du royaume de France ne se gêna pas pour rire à gorge déployée de ces infamies que l’on se plaisait à raconter contre ce pauvre roi qui perdait son crédit face aux dirigeants de Lisbonne.


Vexée du compte-rendu que Philibert lui dressa après son entrevue avec le commandant, Jeanne n’osa plus prononcer un mot. Il n’était, en effet, pas impossible qu’elle se soit leurrée sur les intentions des serviteurs cherchant à lui nuire, modeste caillou supplémentaire dans l’engrenage de son quotidien depuis le début de cette traversée. Comme son foyer parisien lui manquait ! Qu’elle était bien sous la verrière ensoleillée en train d’examiner ses fleurs…


Ces belles images la revigorèrent et sa détermination refit surface aussi vite qu’elle s’était évanouie. L’aventurière ne se laisserait pas abattre, quoiqu’il arrive cette potentialité ne faisait pas partie de ses plans. Comme pour l’encourager, le docteur lui annonça à cet instant que leurs explorations pouvaient commencer.


Jamais la botaniste n’avait admiré plus belle nature. Les variations de couleurs et de formes surprenaient ses yeux ébahis à chaque pas. Les parfums suaves des plantes exotiques caressaient ses narines engrisées d’Européenne. Elle avançait précautionneusement pour préserver tous ces trésors et ses mains délicates approchaient avec douceur les pétales chamarrés, soyeux ou sauvages, dans un minutieux labeur de collecte qui l’absorba entièrement.


Lorsqu’une branche craqua dans son dos, Jeanne crut que Philibert se rapprochait. Au lieu de cela, une main sombre se plaqua sur sa bouche pendant qu’un bras puissant la soulevait de terre et la projetait sur une épaule. La stupéfaction passée, l’assistante de Commerson se sentit secouée comme un sac. L’homme qui la transportait courait à vive allure, s’enfonçant dans la forêt où elle pénétrait à peine quelques minutes plus tôt.


La prisonnière cria, appela à l’aide, priant pour que son amant puisse encore l’entendre mais la course continuait. Ballottée sur l’épaule de son agresseur, Jeanne se griffait les mains en tentant d’attraper les branches qui se profilaient sur son passage, cherchant à se raccrocher à quelque chose comme si cela avait pu ralentir la fuite de l’homme dont elle n’apercevait que le pantalon boueux.


Avec ses poings, elle frappa le dos aussi fort qu’elle le put, ridicule tentative face à la masse de muscle qui l’ignorait. Soudain, l’homme ralentit et tandis que la victime se débattait de plus belle, ils firent demi-tour. Aucun doute, le sol portait les marques de la végétation écrasée lors de leur premier passage. D’un coup sec, Jeanne fut projetée au sol sur un mélange de terre et de sable.


Secouant la tête pour reprendre ses esprits, elle aperçut Philibert qui la rejoignait. Que se passait-il enfin ? Alors, tout s’éclaira. Toujours assise par terre, elle vit l’homme qui l’avait enlevée poursuivre sa trajectoire puis se mêler à un groupe de marins rassemblé près d’une baraque. Certains des visages ne lui étaient pas inconnus, des membres de l’équipage qu’elle côtoyait tous les jours. Les autres devaient appartenir aux troupes de la Boudeuse.


Des exclamations masculines s’élevèrent et se mirent à scander :

— Un cri de femme ! Une voix de femme ! Une femme ! Une femme !

Le vacarme ne s’amenuisa qu’à l’arrivée de Louis-Antoine de Bougainville.


Jeanne ne sut jamais comment le commandant de l’expédition avait réussi à calmer ses hommes, ni si son intervention les empêcherait de s’en prendre de nouveau à elle après l’ignoble farce dont elle avait été victime dans la nature brésilienne. Le séjour continua à Rio-Janeiro comme si rien ne s’était passé, elle ne fut jamais sollicitée à s’exprimer sur les faits et ne savait si c’était un bien ou un mal.


Les capitaines s’affairaient en vue du départ, leurs faciès soucieux devant les ennuis que leur occasionnait le vice-roi. Comme l’avait prédit le domestique du palais, le monarque avait subitement échangé son immense sympathie contre une répugnance viscérale, ne perdant pas une occasion de nuire à ces étrangers qui avaient foulé ses terres déjà envahies par les Portugais.


Ainsi, le dirigeant brésilien leur refusait le bois nécessaire à l’entretien des bateaux, compliquait l’approvisionnement en vivres, se réjouissant publiquement de ses méfaits. Heureusement pour les voyageurs, le commerce exercé sur la côte engendrait son double de contrebande et les navires européens se montrèrent d’une précieuse complicité.


Au moins, M. de Bougainville eut la preuve de la bonne foi de son botaniste qui l’avait mis en garde et cela joua, peut-être, un rôle dans les événements qui suivirent…

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