Cherchant à jeter l’ancre à l’écart des rochers, l’Étoile longeait une île d’où provenait des nuages de fumée qui attirèrent l’œil des marins. Même Jeanne s’immisça au milieu des hommes pour observer le spectacle des feux dansant sur le sable. Ces lumières rougeoyantes leur étaient-elles destinées ?
Tandis que la flûte et la Boudeuse se stabilisaient enfin, le valet de Commerson aperçut une pirogue quitter la plage et se diriger vers eux. Le temps de prévenir le capitaine, ce n’était plus une embarcation mais une flottille de barques allongées qui colonisait l’espace bleu aux alentours des vaisseaux français.
D’abord méfiants, les marins européens acceptèrent les régimes de bananes qui montaient des canots, satisfaits de savourer sans attendre ces rafraîchissements. Bien que les habitants de cette terre, Tahiti, refusent de rejoindre le pont du bâtiment, ils exprimaient de nombreux gestes amicaux emplis de chaleur.
Après plusieurs jours d’échanges où les Tahitiens remplissaient leurs pirogues des mille petits objets que les matelots leur donnaient, M. de Bougainville souhaita établir un campement à terre afin de soigner les malheureux atteints de la peste de me. Il fallait aussi de récolter le bois indispensable aux réparations. Pour la première fois depuis leur arrivée, les Français distinguèrent des formulations hostiles chez les indigènes.
Enfin, un dénommé Aotourou apporta l’accord tant espéré. Les marins commencèrent à s’installer près d’une cascade surplombée par un mont dont la cime avait troqué son écharpe de neige contre une auréole de verdure. Une splendeur des plus surprenantes pour les voyageurs qui vidaient la frégate, enchaînaient les allers-retours, empilaient les caisses ou s’affairaient à dresser le hangar d’infirmerie.
Bonnefoy déposa les kilos de fournitures qui tordaient ses bras puis, sans réfléchir, s’écarta de la file des porteurs pour s’approcher d’une plante. Jusqu’ici, les spécimens rencontrés imitaient ceux de l’Inde mais celui-ci parut bien étrange à l’assistant botaniste. Concentré, Jean se pencha sans remarquer qu’Aotourou arrivait au même instant.
Le Tahitien, désormais lié d’amitié avec de nombreux matelots, ne connaissait pas encore celui vêtu de rayures mais remarqua son intérêt pour les fleurs. Il s’approcha de lui dans le but de le saluer et de lui manifester sa sympathie en croisant les bras sur son torse selon la coutume. Soudain, la surprise le saisit et instinctivement il s’écria dans sa langue :
— Une femme ! Une femme ! Cet étranger est une femme !
En une minute, Jeanne, alertée par le cri du grand Tahitien debout à son côté, fut entourée par des habitants de l’île. Leurs yeux s’écarquillaient devant cette incroyable rencontre. Ils répétaient les sons lancés par Aotourou, resserrant leur cercle, privant d’échappatoire le faux valet apeuré.
Un des hommes tirait sur sa manche pendant qu’un autre tentait de lui enlever son bonnet. Malgré ses cheveux courts, Bonnefoy craignait que la finesse de ses mèches ne révélât son identité et s’agrippa, désespérément, au tissu qui recouvrait sa tête.
Intrigué par le vacarme si proche de son camp, Louis-Antoine de Bougainville se précipita vers le groupe de Tahitiens afin de connaître l’origine de cette effervescence. Quelle ne fut pas sa stupeur en constatant qu’un des siens se trouvait aux prises de ces agités ! Il appela quelques-uns de ses officiers et, à grand renfort de hurlements, se fraya un passage jusqu’à son protégé. Alors, il reconnut le valet du botaniste et son visage se transforma.
Jeanne, les mains toujours accrochées à son bonnet, sentit le calme revenir autour d’elle. L’attroupement se distendait grâce à l’intervention du capitaine. Puis, croisant le regard de ce dernier, la botaniste se mit à trembler de l’intérieur.
Le comte de Bougainville ordonna aux officiers d’escorter le serviteur jusque sur l’Étoile et de ne l’en laisser descendre sous aucun prétexte. Ensuite, interrogeant Aotourou, il chercha à comprendre la raison du rassemblement autour du domestique, espérant que ses propres soupçons seraient démentis. Ils ne furent que confirmés.
Jeanne trépignait dans son dortoir de misère, tournant en rond, brûlant de savoir ce qui se passait à terre et ce qui se disait sur son compte. Elle n’allait tout de même pas rester là à attendre tandis que les autres travailleurs s’échinaient à vider le bateau où elle était consignée !
Fatigué d’arpenter le bois grinçant de la sombre pièce, le valet s’assit sur un des hamacs, frottant la pointe de ses pieds à terre comme si ce bruit répétitif l’aidait à réfléchir. Il repassa ainsi la scène une dizaine de fois dans son esprit et ne voyait toujours pas ce qu’il avait fait de travers lorsque l’on frappa au chambranle de la porte. Philibert ?
Jeanne se releva nerveusement et, à la place de son amant, découvrit son capitaine qui ôtait son chapeau dans un besoin irrépressible d’en manipuler les bords pendant qu’il mettait le domestique au courant de ses accusations.
Après les avoir entendues et compris qu’Aotourou l’avait identifiée en tant que femme, l’assistante déguisée ne sut d’abord que répondre. Le ton du commandant interdisait toute tentative de mensonge supplémentaire et toute justification apparut dérisoire face à l’ampleur de la faute.
Avec détermination, malgré ses mâchoires crispées par la tension, l’accusée martela le fait que son employeur, Philibert Commerson, ignorait son réel état. Pour rejoindre l’équipage de l’exploration autour du monde, elle s’était jouée de lui comme de chacun à bord. Il ne faudrait donc, en aucun cas, en tenir rigueur au scientifique entièrement dévoué envers son commandant.
Sans rien ajouter de plus, dans un de ces silences qui plombent l’atmosphère de tout leur poids, M. de Bougainville tourna les talons et sortit du dortoir, abandonnant Jeanne, tête basse, anéantie sur le bord d’un hamac. Plus inquiète pour Philibert que pour son propre sort, la femme démasquée se demandait ce qu’il adviendrait d’eux désormais…
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