Un matin, Pierre Poivre se présenta à la porte de la maison de Jeanne, les mains croisées devant lui, l’air préoccupé. Il pénétra dans le salon coloré de pétales, s’assit pesamment, déclina toute forme de politesse de son hôtesse et prit une grande inspiration :
— Chère Jeanne, vous savez que je vous ai accueilli ici avec un plaisir non dissimulé. Mon attachement envers Philibert me lia à vous par son intermédiaire. Comme je m’y attendais, cet homme remarquable avait choisi une femme à sa hauteur. Hélas, j’ai une triste nouvelle à vous annoncer.
Jeanne, tendue, s’assit à son tour :
— Je vous écoute, monsieur.
— Mon service d’intendant royal des Isles de France et de Bourbon s’achève dans quelques jours. Je viens de recevoir l’ordre de rentrer au pays avec ma famille, dans les plus brefs délais. La propriété reviendra à mon successeur et je crains fort que vous n’ayez plus votre place ici.
La bouche asséchée par l’émotion, la botaniste mit plusieurs minutes à intégrer les paroles entendues :
— Je dois partir ? Pour aller où ? C’est ici chez moi, je m’occupe de cette maison, de ce jardin qui passionnait tant Philibert…
— Rien ne vous empêche de demeurer sur l’île. Regagner le continent en ma compagnie serait d’ailleurs imprudent, nous risquerions d’attirer les interrogations sur votre arrivée mais…
— Mais je dois trouver un autre logement.
Après de multiples mots de désolation, le gouverneur Poivre quitta la maison blanche dans laquelle la locataire resta abasourdie face au futur incertain qui l’attentait. Ne se dressait dans son esprit que le néant, sans attache, sans repère, sans même savoir si elle conserverait le travail qui lui permettait de survivre.
Malheureusement, la réponse à cette interrogation cruciale arriva rapidement. Quelques semaines après la visite de Pierre Poivre, son remplaçant vint à son tour rencontrer Jeanne, affairée dans la pièce de stockage des caisses à herbiers.
M. Maillart Du Mesle signifia à la botaniste que l’accord avec son prédécesseur prenait fin en même temps que ses fonctions et lui intima de libérer les lieux. Poussée par la loyauté envers son défunt complice, Jeanne quémanda l’autorisation de sauvegarder la salle où ils se trouvaient en l’état, afin de préserver le travail de Philibert.
Avec une moue condescendante, le gouverneur accepta la requête en hommage au scientifique, sujet fidèle du roi, en insistant suffisamment sur ces mots pour ne pas laisser son mépris inconnu de l’intruse. Elle trouverait, pensait-il, une chambre inoccupée sur l’île et pouvait donc libérer son habitation au plus vite.
À l’évidence, l’intendant n’avait pas su se faire accepter de ses subordonnés. Après avoir fait leurs adieux au valeureux Pierre Poivre, défenseur des esclaves, les travailleurs vinrent témoigner leur soutien à la discrète habitante de la maison blanche.
Certains lui glissèrent le nom d’un proche susceptible de l’accueillir. Jeanne, aux ressources infinies, profita des derniers jours pour parcourir l’île à la recherche d’une idée viable pour son avenir solitaire. Une fois ses affaires en ordre, elle franchit les limites des terres du gouverneur pour ne plus y revenir.
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