L’estime comblée, Jeanne s’acquitta des démarches afin de récupérer l’héritage légué par Philibert qui avait pensé à la sécurité de sa compagne dans les moindres détails. Hélas, le docteur n’avait pu anticiper les embûches que représenteraient les années passées loin de la France pour une administration peu encline à se séparer de quelque monnaie.
Âgée de presque quarante ans, la légataire reconnue par Louis XVI rejeta les limites dues à sa condition, comme à son habitude. Même si la mauvaise herbe de l’orgueil n’envahit jamais le champ fertile de son caractère, elle tint tête aux remarques les plus dédaigneuses. Les sarcasmes des délégués aux successions glissèrent sur sa détermination jusqu’à ce que l’intrépide femme entreprît une procédure juridique qui lui donnerait raison.
Il fallait maintenant retrouver au plus vite son mari pour l’informer des événements parisiens. Jean se réjouirait de leur sérénité financière. Quant à son épouse, le trajet à travers le pays apporta de nouvelles inquiétudes. La chance lui souriait enfin, mais que ferait-elle dans une campagne inconnue lorsque son marin de mari reprendrait le travail ? D’interminables mois de solitude lui répugnaient.
À Saint-Aulaye, Jean œuvrait d’arrache-pied à l’appropriation de la maison parentale. La modeste propriété suffirait à leur couple uni. Le potager manquait d’entretien depuis que l’habitation était demeurée close mais le labeur de la terre n’effrayait pas plus le Périgourdin que les affres de la mer démontée. D’ailleurs, l’idée de retourner sur un pont de bois lui serrait l’estomac. Comment faire autrement ?
Quand la voyageuse découvrit son village d’adoption et le toit qui l’abriterait auprès de son homme, le passé refit surface. Les images de sa prime jeunesse portaient de semblables couleurs avant son départ avec Philibert à Paris et l’éloignement de ses repères. Là, au milieu du chemin terreux, Jeanne acheva son tour du monde une seconde fois.
Elle s’empressa d’échanger les nouvelles avec Jean, rayonnant de soulagement à la perspective de leur avenir serein. Serrés l’un contre l’autre, l’appel de l’océan oublié, les amoureux élaborèrent leurs plans d’avenir. Habile de ses mains, le garçon du pays officierait en tant qu’artisan pendant que sa dame pourvoirait au jardin nourricier. Qu’espérer de mieux ?
La maison de Saint-Aulaye ne connut jamais la gaieté des voix enfantines pourtant le couple Dubernat profita de chaque instant. Les promenades au bord de la Dronne soulageaient le quotidien besogneux au potager ou aux outils. Jean avait acquis une réputation qui faisait venir les clients depuis des villages éloignés.
Lorsque la saison amenait les taches bigarrées de l’automne, la forêt de la Double procurait le bois indispensable au logis. L’exploitation intensive par les chantiers navals de Bordeaux et de La Rochelle privait progressivement les habitants de ce don naturel mais Jeanne su défendre leurs intérêts durant plusieurs années afin de sauvegarder ce lieu plein de souvenirs.
Tant de choses avaient changé depuis son retour au pays. Ses exploits personnels lui semblaient bien modestes face à la force d’un peuple capable de se soulever contre les puissants. Les temps révolutionnaires avaient semé leurs traumatismes jusque dans sa campagne où quelques nobles, pourchassés par la Terreur, avaient eu le funeste espoir de se réfugier.
Puis, la tempête ayant creusé le nid de l’ambitieux Corse, le vainqueur des campagnes d’Italie gravit les échelons qu’il s’était lui-même bâti. Son sacrement ramena les relents d’une monarchie superficiellement enterrée tout en entraînant une période d’affrontements européens dont les nations juste naissantes ne voyaient pas la fin.
Ce mercredi 5 août 1807, trop fatiguée pour se lever, Jeanne se demanda quelle issue connaîtrait le dernier conflit engagé par Napoléon Ier tandis que les Anglais prenaient place à Montevideo et sur l’Isle de France. L’évocation de ces terres lointaines mena son regard vers l’arbuste grimpant jusque devant sa fenêtre. Ce bougainvillier, aux délicates nuances roses, l’enchantait de son parfum chaque année, indélébile senteur de son existence extraordinaire.
Une ultime fois, emportée par les images du temps passé, Jeanne Dubernat née Barret se vit revêtue de ses habits rayés de valet déguisé. Ce domestique-là arborait le large sourire de celui qui reposerait pour toujours au cœur d’un jardin fleuri.
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