Ce matin-là, un vent glacial balayait le port de Rochefort. Dans les premières lueurs de l’aube, on discernait à peine les hommes terminant les derniers préparatifs avant l’embarquement. Le bruit des caisses de provisions et le cliquetis du matériel de navigation signalaient toutefois une activité soutenue. Quelques voix tranchaient l’air par intermittence, des ordres jetés tels des coups de fouet qui fendaient l’atmosphère de cette côte atlantique.
Sur fond de ciel orangé, se détachait la flûte, l’Étoile. Ses trente mètres de long faisaient d’elle le géant du port en ce 1er février 1767 où le navire s’apprêtait à entamer le long voyage le séparant de la Boudeuse, partie deux mois plus tôt. Si le temps se montrait favorable, les deux bateaux croiseraient aux îles Malouines, le second transportant le ravitaillement vital à l’équipage du premier.
À quelques pas de l’agitation laborieuse des marins pressés de rejoindre leurs postes, dissimulé dans l’ombre des tonneaux attendant la mise à bord, un surnommé Bonnefoy attendait son maître parti en hâte s’approvisionner en plumes. Seuls des yeux avertis qui se seraient attardés sur le personnage auraient, peut-être, distingué un visage trop fin pour appartenir à un valet de chambre.
Sous le bonnet rouge replié vers l’arrière, cette silhouette noyée dans une large chemise et un ample pantalon à rayures ne pouvait laisser deviner que cet homme de service, prénommé Jean, était en réalité une Jeanne.
À cet instant, les yeux de Jeanne Barret brillaient davantage qu’à l’ordinaire. Les joues rosies par le souffle piquant, la femme contenait un sulfureux mélange d’appréhension et d’excitation. Son cerveau réalisait encore difficilement que le plan avait réussi et que, d’une minute à l’autre, elle prendrait place au sein de l’équipage de l’Étoile avec son complice. Complice qui n’était autre que le respectable docteur Commerson.
Institué trois ans plus tôt au service du roi en tant que médecin et botaniste, Philibert Commerson n’avait pu se résoudre à abandonner Jeanne dans leur maison de Toulon-sur-Arroux. Il l’aimait trop pour cela. Engagée comme gouvernante, Jeanne avait prouvé un tel intérêt pour ses travaux que le scientifique en avait fait sa secrétaire particulière, lui confiant la fabrication de ses herbiers.
Lorsque M. Commerson avait été choisi par M. de Bougainville en personne pour l’accompagner lors de son exploration autour du monde, il ne faisait aucun doute que Jeanne serait une aide indispensable, aussi bien professionnelle que personnelle.
Seulement, l’ordonnance royale de 1689 interdisait formellement toute présence féminine à bord des navires de Sa Majesté. Alors, le plan avait été échafaudé peu à peu, puis répété minutieusement jusqu’à l’accord final du commandant de l’expédition, dupé.
Ainsi Jeanne, habillée en homme, prenait le rôle de valet du docteur. Il lui avait fallu plusieurs essais pour se sentir à l’aise dans ses habits masculins sans être gênée par sa poitrine bandée. Mais l’effort en valait la peine.
L’orpheline désirait plus que tout demeurer auprès de Philibert dont la confiance, témoignée en la chargeant de l’éducation de son fils unique après le décès de son épouse, justifiait un total dévouement. La bonté du docteur s’était progressivement muée en un amour réciproque qui les rendait inséparables.
Voilà pourquoi en ce petit matin d’hiver, Jeanne Barret ou Jean Baré dit Bonnefoy, réprimait une exaltation à tout rompre. Elle allait partir à bord de ce navire digne des plus gros bâtiments de commerce pour voguer sur les traces de Ferdinand Magellan accompagné de ses vaisseaux espagnols plus de deux siècles auparavant.
Bien sûr, en ce XVIIIe siècle déjà avancé, l’Atlantique était route commune et la traversée de l’océan Pacifique ne représentait plus un exploit. Les commerçants des Mers du Sud pratiquaient régulièrement ce trajet pour se rendre jusqu’en Chine. Mais à l’échelle de Jeanne, l’aventure gardait toute sa merveillosité. Et tout son péril.
Les chemins, même navigables, s’employaient encore avec appréhension. Explorateurs et équipages rédigeaient leurs testaments avant de fouler le bois du pont. Le valet de M. Commerson courait un danger supplémentaire engendré par la supercherie. Qu’adviendrait-il si on le démasquait ? Sans nul doute, la carrière de son amant s’arrêterait nette. Quant à ce qu’on ferait de lui, mieux valait l’ignorer.
Les pensées toujours vacillantes, Jeanne sentit la rassurante présence de Philibert. Elle était prête. Elle, modeste fille de paysans de la Loire, ayant connu la plus rêche des misères, emprunta le pont menant à l’Étoile. Elle, déguisée en homme, seconderait son maître dans sa mission de récolte et d’étude des espèces botaniques recueillies lors de l’exploration de Louis Antoine de Bougainville.
Elle, à bord du navire commandé par Chesnard de la Giraudais, serait la première femme à faire le tour du monde...
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