Philibert multipliait les allées et venues dans la cabine, offrant à sa compagne les seuls courants d’air marins qu’elle avait le droit de percevoir. Constamment un dessin à la main, le docteur jetait le dernier en date sur la table face à son assistante désœuvrée avant de s’emparer d’un nouveau support pour repartir aussitôt à l’affût d’un sujet inédit.
La travailleuse saisissait alors le croquis entre ses mains lasses et, après l’avoir minutieusement observé, y annotait la date à côté d’un encart qui rassemblerait les informations que lui communiquerait Commerson au soir. Elle classait ensuite le papier avec ses semblables sur le dessus d’une caisse destinée à cet usage, se demandant si les contenants suffiraient jusqu’à la fin de leur voyage.
Dès que ses pensées se dirigeaient vers la métropole, l’inquiétude s’invitait dans les moindres recoins de son âme. Que se passerait-il lorsqu’elle poserait pied à terre ? L’emprisonnerait-on pour de bon, remplaçant les murs de bois par des barreaux scellés dans la pierre ? Philibert demeurerait-il à l’abri des soupçons ? Ou M. de Bougainville se joindrait-il aux bourreaux pour sauvegarder sa réputation ?
Aucune réponse ne la soulageait. Parfois, Philibert tentait de la rassurer en lui rappelant l’amour indéfectible qui les unissait mais lui-même ignorait l’avenir qui leur était réservé. Malgré plusieurs tentatives pour échanger avec Aotourou, il n’avait jamais su comment le Tahitien avait perçu la féminité de son valet alors, savoir ce que l’insulaire raconterait à terre, tenait du mystère le plus complet.
Pourtant, ce jour-là, tandis que les vaisseaux naviguaient dans l’océan Indien, Commerson, toujours occupé à ses schémas, revint dans le bureau le sourire aux lèvres, tendant à Jeanne sa dernière œuvre. Celle-ci chercha d’abord le poisson ou l’animal marin qui avait attiré l’attention de son compagnon mais les traits de mine n’avaient rien tracé de tel.
Sur le papier, se dressait une étendue de prairie entrecoupée de bosquets qui grimpaient en espaliers jusqu’à des sommets montagneux.
— Où est-ce ? demanda l’assistante botaniste.
— Notre prochaine escale ! Le capitaine ordonne de se rapprocher de cette île. Avec un paysage aussi magnifique, ce ne peut être qu’une terre hospitalière.
Jeanne espérait qu’il disait vrai même si cela ne changerait rien pour elle tant qu’une autorisation de sortie ne lui serait pas accordée.
Par la porte entrebâillée, Jeanne observait le mouvement de l’équipage s’apprêtant à mettre pied à terre. De ce qu’elle avait entendu, les navires étaient arrivés à l’Isle de France et M. de Bougainville insistait pour faire escale. La nourriture manquait depuis trop longtemps et le scorbut regagnait les troupes. Selon leurs habitudes, les hommes chantonnaient en portant les caisses, satisfaits de retrouver une terre habitée, prometteuse de vivres.
L’esprit envouté face aux surprenants reliefs de l’île, Commerson embarqua sur un des canots reliant l’Étoile à la plage. Lui qui avait tant de mal à supporter la vie en mer et ses virulentes lames capables de soulever le bâtiment de bois appréciait l’idée de fouler le sol. Pourtant, l’état de sa jambe qui s’aggravait et la lourde fatigue pesant sur ses épaules ne lui permettraient guère une exploration trop laborieuse en l’absence de son assistante.
Les semelles de chaussures enfin engluées dans le sable humide, Philibert inspira à pleins poumons l’air salvateur de l’Isle de France. Il fallait convaincre le commandant de laisser Jeanne le rejoindre à terre afin qu’elle puisse porter le matériel lors des longues marches nécessaires à l’exploration de ces espaliers de verdure.
Réfléchissant aux arguments qui soutiendraient sa requête, Commerson se dirigea vers les capitaines en conversation avec le gouverneur du comptoir français. Le visage de cet homme ne lui serait-il pas connu ?
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