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  • Roseline Pendule

Jeanne Barret #2

L’unique cabine du navire étant naturellement réservée au commandant, Philibert Commerson et son valet posèrent leur maigre bagage dans la salle commune dédiée au repos des matelots. Seuls les domestiques dormaient sous le gaillard d’avant dans un endroit plus petit.


Jeanne jeta un regard inquiet autour d’elle, détaillant cette pièce sombre, au plafond bas, qui l’exposait sans retenue à la vue de l’équipage. Comme il allait être difficile de passer inaperçue au milieu de cette centaine d’hommes ! Enfin, l’heure n’était plus à la tergiversation, le bateau s’avançait déjà dans l’océan et Commerson lui fit signe de le suivre. Ils devaient se présenter au maître des lieux.


Introduits dans le bureau du commandant, les deux voyageurs furent accueillis avec chaleur et détermination par M. de La Giraudais :

— Ah, cher Commerson ! Quel plaisir de vous compter parmi nous ! M. de Bougainville m’a tellement parlé de vous avant son départ aux commandes de la Boudeuse ! Avez-vous tout le matériel nécessaire ?

— Oui, mon commandant, bien plus qu’il n’en faut, le rassura le botaniste. Des carnets et des plumes en quantité. Je collecterai chaque espèce rencontrée et mon secrétaire, Jean, que voici, se chargera des classements et de préserver les herbiers jusqu’à notre retour au pays.

— Content d’entendre que votre mission sera accomplie. Eh bien, Jean, avez-vous le pied marin ?


Surprise que le chef de bord l’apostrophe avec tant de familiarité, Jeanne marqua une légère hésitation avant de raidir son dos et de répondre :

— C’est mon premier voyage, mon commandant.

— Alors que ce ne soit pas le dernier ! s’exclama La Giraudais, sans que ses auditeurs ne sachent quelle part d’ironie ou de prédiction accorder à ce propos.


Les premiers jours de voyage semblèrent interminables aux deux compagnons. La mer, calme, augurait une traversée sans encombre jusqu’au lieu de rendez-vous fixé par le commandant de La Boudeuse. Mais l’atmosphère dans les entrailles du navire devint vite irrespirable, dans tous les sens du terme.


Jeanne sentait constamment les regards pesants derrière son dos et entendait les murmures sur son passage. Certains matelots détournaient la tête à son approche tandis que d’autres prenaient plaisir à la toiser de toute leur hauteur, posant leurs poings sur leurs hanches et écartant les bras afin de paraître plus imposants face au valet de courte taille qui osait à peine lever les yeux.


Son déguisement ne semblait plus si convaincant et le présumé serviteur appréhendait de se retrouver seul hors de vue de Philibert. Il devait pourtant circuler dans le navire et vaquer à ses occupations, d’autant plus vite que son maître avait révélé un atroce mal de mer et restait couché toute la journée.


Jeanne souffrait de voir son bienfaiteur dans cet état de faiblesse et lui apportait l’insipide potage servi à l’équipage, tentait de le rafraîchir avec un linge humide, lui parlait doucement. Mais Commerson demeurait pâle au fond de son couchage de fortune. Les autres n’avaient pas le moindre signe de sympathie à son égard. Etait-on obligé de se montrer aussi rustre ?


Et cette odeur poisseuse qui avait empli la salle de repos dès les premières heures suivant l’embarquement était tout simplement inhumaine. Certes l’Étoile n’avait qu’un rôle de garde-manger flottant mais comment M. de Bougainville pouvait-il imposer de telles conditions de vie à ses hommes ?


Jeanne, qui avait toujours vécu loin de ces préoccupations, ne réalisait pas que cet univers ne contrevenait en rien aux usages. On pouvait même dire que les conditions alimentaires sur le navire bénéficiaient d’une attention soutenue depuis que l’on luttait activement contre le scorbut qui ravageait tant d’équipages encore peu de temps auparavant.


M. de Bougainville veillait afin qu’aucune cargaison de vivres ne soit dépourvue de produits frais dont la consommation évitait la maladie. Quant aux odeurs, il n’y avait rien d’autre à espérer dans cet environnement de bois humide surpeuplé. Le pire restait ce nœud à l’estomac qui torturait la voyageuse clandestine.


Certains hommes ne tardèrent pas à se montrer plus bruyants :

— Oh, regardez, le petit valet qui prend soin de son maîmaître ! Comme c’est touchant, hein les gars ? Il lui parle à l’oreille, on dirait une femmelette qui cause des mots doux ! Ah, tu l’aimes ton docteur !


Et les autres d’en profiter pour brailler de rire. Jeanne se contentait de serrer les dents et se concentrait sur sa tâche. Un mouvement de Philibert réussissait à faire taire les plaisantins… pour le moment.

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